Orientations stratégiques : le débat relancé avec la cession des magazines Mondadori ?
La consultation sur les orientations stratégiques peut-elle constituer un levier permettant aux représentants du personnel du CE/CSE de faire échec à une opération de leur entreprise ou de faire évoluer celle-ci (restructuration, délocalisation, cession, etc.), soit que l'opération n'avait pas été évoquée loyalement dans cette consultation, soit que celle-ci n'a pas eu lieu ? Certains comités, comme celui de Mobitel, ont obtenu en première instance que la justice suspende un projet de cession tant que la consultation sur les orientations stratégiques n'a pas été menée à bien (lire notre article). En revanche, en janvier 2019, la cour d'appel de Paris a débouté les élus de Natixis en jugeant que la consultation du CE sur un projet de cession n'avait pas à être précédée de la consultation préalable sur les orientations stratégiques (lire notre article).
Cette question revient à nouveau dans l'affaire de la cession par l'UES Mondadori de ses magazines de presse à la société Reworld Media, une opération qui concerne 697 salariés dont 330 journalistes permanents et 200 pigistes. Dans un jugement du 11 juillet 2019, le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre enjoint à la société SAS Mondadori Magazines France et à la société Edtions Mondadori Axel Sringer, qui composent l'UES Mondadori Magazines France Élargie, "d'ouvrir la consultation sur les orientations stratégiques 2019 avant toute remise valable d'un avis sur le projet de cession et toute saisine régulière des autorités chargées de veiller à la concurrence, "dans les huit jours du prononcé du présent jugement", avec une astreinte de 50 000€ par jour de retard.
Le TGI considère qu'au vu de l'ampleur du projet de cession et du "changement significatif de stratégie dont il procède par rapport aux orientations stratégiques précédemment présentées", il appartenait à l'entreprise "d'organiser l'information et la consultation sur les orientations stratégiques 2019 préalablement à celles sur le projet de cession". En ne le faisant pas, Mondadori a commis "un détournement de pouvoir empêchant le CSE d'exercer ses droits à recueillir des explications utiles et à faire des propositions alternatives", cet abus de pouvoir affectant "nécessairement la légalité de la procédure d'information et de consultation sur le projet de cession".
Le juge condamne également l'entreprise à verser 10 000€ de dommages-intérêts au comité économique et social au motif que l'entreprise, "en ayant d'ores et déjà présenté au CSE un projet de cession sur l'ensemble de la société Mondadori France SAS avant toute consultation sur les orientations stratégiques", a causé "un préjudice d'anticipation né et actuel au CSE en le privant d'exercer la plénitude de ses droits".

Reste à savoir ce que donnera l'appel. Mais l'avocat du CSE, Roger Koskas, est confiant. Dans l'affaire de Natixis, argumente-t-il, les juges de la cour d'appel ouvraient la porte à une action possible du CSE mais ils considéraient que la défense n'apportait pas la preuve de la déloyauté de l'employeur ce qui, selon l'avocat, privait de toute possibilité de réussite un éventuel pourvoi en cassation. Dans l'affaire de Mondadori, cette déloyauté lui paraît démontrée : "L'entreprise a contesté durant toute la consultation sur les orientations stratégiques vouloir céder son pôle presse et avoir reçu une offre de reprise. Or dès le début de la consultation sur la cession, il a été indiqué que le groupe avait décidé d'arrêter la presse..."
Problème : l'entreprise, forte de l'autorisation de cession donnée par l'Autorité de la concurrence, a tout de même procédé à la vente le 31 juillet dernier, et cela sans avoir terminé la consultation sur les orientations stratégiques pourtant exigée par le TGI de Nanterre. Un "passage en force" dénoncé par l'intersyndicale de Mondadori (CFDT, CFE-CGC, CGT, FO, SNJ) qui remarque en passant que la direction "n'a même pas eu l'élémentaire bienséance d'informer les représentants du personnel de l'imminence du closing". Le secrétaire du CSE, Dominique Carlier, nous confirme effectivement que la consultation sur les orientations stratégiques est toujours en cours...
Cela n'a pas empêché le repreneur d'ouvrir très vite la clause de cession (art. L. 7121-5 du code du travail), une disposition dérogatoire au droit commun qui permet à un journaliste de quitter une entreprise vendue à un autre propriétaire, cette cessation de contrat étant imputée à l'employeur. "Le délai très court (2 mois) pour en profiter a sidéré la rédaction et provoqué un afflux massif de candidats au départ. Là où le repreneur s'attendait peut-être à 70 départs, il se retrouve à devoir en gérer 3 fois plus !", nous raconte Bruno Thomas, DS CFDT, qui travaille lui-même à Auto Plus. "Légalement, il n' y a pas de délai prefix pour la clause de session", observe en outre le secrétaire du CSE, Dominique Carlier, élu CGT.

Ces 190 journalistes en CDI sur le départ, auxquels s'ajoutent 70 pigistes réguliers qui préfèrent claquer la porte, "une hémorragie peut-être sans précédent dans la presse française" selon le secrétaire du CSE, vident les rédactions.
"Certains titres sont décimés, si bien qu'il faut externaliser toute la rédaction. Et on nous parle de...7 recrutements en CDI pour compenser", se désole Bruno Thomas. Le repreneur, Reworld Media, a cherché à rassurer les rédactions en visitant les titres et en présentant son projet, "qui nous paraît toujours très flou", assure Bruno Thomas. Mais le repreneur ne l'a fait qu'au bout des 2 mois de délai pour saisir la clause de session, ce qui fait dire à Dominique Carlier qu'il s'agit d'un processus de réorganisation "type PSE" qui ne dit pas son nom. Le secrétaire du CSE, qui pointe "la réputation exécrable" du repreneur dans ses rachats précédents, que ce soit Marie France ou les titres Lagardère, attend désormais, outre le résultat de l'appel à la décision du TGI, "que nos nouveaux dirigeants jouent enfin le jeu cartes sur table".
Cette affaire relance donc la question du contenu de l'information que doit délivrer l'employeur lors des orientations stratégiques. Plus fondamentalement, aux yeux de Roger Koskas, elle pose sur la table la question de ce qu'est un véritable dialogue social. Avec les accords de performance collective, par exemple, le législateur demande aux organisations syndicales d'accepter la remise en cause de certains acquis salariaux au nom des emplois et de la compétitivité des entreprises, souligne l'avocat, conseil du CSE de Mondadori, mais on ne peut pas demander aux organisations syndicales de se comporter en acteurs réformistes et responsables si, dans le même temps, l'employeur continue de se comporter de façon déloyale.
Un propos qui fait également penser au dialogue social chez Michelin. Syndicats (CFDT, CFE-CGT et SUD) et direction avaient entrepris de discuter site par site de possibles accords améliorant la compétitivité de l'outil industriel, en partageant des informations sensibles sous le couvert de la confidentialité (lire notre article). Brutal atterrissage jeudi 10 octobre : la direction de Michelin, qui entend concentrer son outil industriel en fermant certaines unités de l'Europe de l'Ouest (Allemagne, Ecosse, France), a annoncé aux salariés du site de La Roche-sur-Yon la fermeture de l'usine d'ici 2020...
(*) Mondadori France est la filiale française de l’éditeur italien Mondadori, contrôlé par la famille Berlusconi. Elle édite une trentaine de titres (Science & Vie, Auto Plus, Grazia, Télé Star, Le Chasseur français…). Elle a réalisé en 2018 un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros pour un résultat de 26 millions d’euros.