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[Note de lecture] L'IA, ou le danger d'un nouveau taylorisme digital

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Peut-on faire une critique rationnelle et sociale de l'intelligence artificielle (IA) ? C'est le pari tenté par Juan Sebastian Carbonell. Ce sociologue du travail cherche, dans un court essai très incisif, à "repolitiser la technologie". A ses yeux, l'IA générative est une nouvelle étape dans "la dépossession machinique" des professions qualifiées et les travailleurs doivent "revendiquer un contrôle démocratique sur l'innovation".

L'IA est une technologie qui nécessite des investissements très importants. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que la validation enthousiaste des avancées de l'intelligence artificielle provient souvent des acteurs de ce marché : n'ont-ils pas intérêt à sa promotion, à son usage massif, pour espérer tirer profit de leurs dépenses colossales ? C'est loin d'être neutre car en présentant ce changement technologique, et sa large diffusion, comme inéluctables, ces acteurs modifient eux-mêmes une histoire qui n'est pas écrite à l'avance.

Pourquoi une technologie s'impose-t-elle ?

En effet, rappelle Juan Sébastian Carbonell, qui est sociologue du travail et des relations professionnelles, "les voies du changement technologiques sont multiples". Autrement dit, "une technologie ne s'impose pas inéluctablement parce qu'elle est plus « efficiente » mais parce que des acteurs qui contrôlent les ressources économiques, considérant qu'elle correspond mieux à leurs intérêts, décident de lui donner réalité" .

L'auteur cherche donc "à repolitiser la technologie".

 Ce qui est bon pour la croissance peut être mauvais pour les travailleurs et l'environnement

 

 

Non, dit-il, toute technologie nouvelle n'est pas en soi un progrès. Ce qui peut constituer une avancée pour les uns peut représenter des reculs pour d'autres.

"Ce qui est bon la "croissance", c'est-à-dire pour l'accumulation du capital, peut être mauvais pour les travailleurs et l'environnement", prévient l'auteur. Et ce dernier de défendre l'idée que l'IA prend aujourd'hui la forme d'un "taylorisme numérique". 

Fruit des réflexions d'un ingénieur (*), le taylorisme, rappelle le sociologue, ne se limite pas au travail à la chaîne. C'est, plus profondément, l'idée que l'employeur doit, pour imposer une organisation du travail allant le plus dans le sens de l'accumulation du capital, s'approprier les connaissances des salariés.

Une lutte contre "la flânerie" des travailleurs

En décomposant le travail en un ensemble de tâches dont la durée peut être fixée, le taylorisme permet de réorganiser ces tâches sans être dépendant du savoir-faire ouvrier ni du libre-arbitre des personnels qualifiés.

"Pour Taylor, le monopole des ouvriers sur le savoir-faire produit une « flânerie » systématique qui paralyse l'augmentation du capital. Pour les ouvriers, il s'agit surtout de contrôler le rythme et la façon de travailler, donc de cacher à la direction la quantité de travail qu'ils peuvent réellement accomplir. Avant Taylor, le contrôle exercé par la direction des entreprises sur le travail pouvait prendre la forme du rassemblement des travailleurs dans un atelier, de la prescription de la journée de travail, de la surveillance des travailleurs, d'un règlement d'usine, de quotas de production, etc. Ce qui change avec lui, c'est que la direction a désormais le contrôle sur le mode de réalisation de chaque activité au travail", écrit Juan Sebastian Carbonell.

Aucune profession n'est à l'abri d'une taylorisation et d'un possible déclassement 

 

 

On voit les effets sur le monde du travail d'une telle théorie de l'organisation, qui n'est pas réservée au monde industriel : "Dans la mesure où le processus de travail peut être séparé du métier et des connaissances des salariés, aucune profession n'est à l'abri d'une taylorisation, donc d'un possible déclassement".

Quel rapport avec l'IA ? L'auteur suggère que l'IA ne fait que poursuivre "la taylorisation assistée par ordinateur" de l'après-guerre, "c'est-à-dire une informatisation qui agit comme support de techniques traditionnelles de parcellisation et d'intensification du travail".

Le numérique peut déqualifier le travail

Par exemple, l'introduction de commande numérique sur les machines-outils a diminué le niveau de qualification nécessaire des ouvriers mais aussi leur contrôle sur leur travail : "L'ensemble du processus de production d'une pièce, y compris l'habileté du machiniste, a été réduit à une description formelle et abstraite, codée puis traduite, généralement par un ordinateur, en données entièrement compilées pour actionner les commandes de la machine".

 

S'il y a automatisation des tâches, ce n'est pas parce qu'elles sont routinières mais parce que le coût de leur automatisation est possible 
 

 

L'auteur donne d'autres exemples de ces évolutions. Dans les services, les centres d'appel sont  "des usines d'employés où le travail est très standardisé et où l'activité des agents est dictée et surveillée sous plusieurs aspects grâce à des outils numériques". Dans la logistique, la préparation des commandes se fait parfois via des instructions données par une voix numérique dans le casque des préparateurs.

Les métiers qualifiés n'échappent pas à cette évolution, le critère de l'automatisation n'étant pas le caractère routinier des tâches, comme on pourrait le penser, mais le coût de cette automatisation. Celle-ci s'est faite d'abord avec des "systèmes experts", via la capture de connaissances des salariés afin que ces systèmes puissent "reproduire les capacités de raisonnement des experts humains pour pouvoir raisonner en l'absence des vrais experts aussi bien qu'eux".

Une "dépossession machinique" des savoirs-faire

L'IA générative, pour l'auteur, est une nouvelle étape dans cette "dépossession machinique" des professions qualifiées. Ce type de logiciel, rappelle Juan Sebastian Carbonell, utilise "des techniques d'apprentissage automatique pour établir des associations entre des millions de données afin de générer du texte, des images ou du son".

Ce fonctionnement se nourrit "du travail gratuit" d'artistes, d'écrivains, de scientifiques, journalistes, bref de tous les producteurs de contenus, mais aussi "d'une multitude de micro-travailleurs précaires" chargés de nettoyer, d'annoter et de vérifier les données alimentant l'IA : "Au Kenya, OpenAI les rémunère 2 dollars de l'heure pour entraîner ChatGPT afin de le rendre moins violent, raciste et sexiste" et "corriger les « hallucinations », qui ne sont pas des « erreurs » mais un trait constitutif de cette technologie, puisque les IA incorporent les biais contenus dans leurs données d'entraînement et ceux de leurs performances passées".

Utilisée pour la traduction, l'IA dégrade l'intérêt et la qualité du travail des traducteurs 

 

 

En quoi l'IA dépossède-t-elle les travailleurs de leur savoir ? Pour se faire comprendre, l'auteur prend l'exemple de la traduction. La traduction automatique, dont le résultat "est assez pauvre" car "la langue n'est pas un matériau statique", prive les traducteurs du premier jet et des allers-retours possibles avec l'auteur du texte original. Elle réduit leur travail à de la post-édition, soutient Juan Sebastian Carbonell selon lequel "il est souvent plus difficile et chronophage de reformuler une phrase incorrecte que de traduire directement une phrase difficile". 

Le management algorithmique

Le management algorithmique, qui aggrave le "management désincarné" décrit par les mots d'Anne Dujarier, va encore plus loin.

Qu'on en juge : l'IA permet d'imposer aux chauffeurs un trajet mais aussi à des sociétés comme Uber, UPS ou Amazon de surveiller à distance leurs livreurs et de leur imposer des contraintes très fortes, avec des risques déjà pointés par l'Anses dans une étude

Le management algorithmique augmente le despotisme de l'emploi précaire 

 

 

En outre, le recueil des notes clients est utilisé par les employeurs comme un instrument de pouvoir disciplinaire. L'IA facilite en effet la collecte de multiples informations sur le travail en temps réel de certains opérateurs travaillant dans les entrepôts ou des magasins comme aux Etats-Unis, certains de ces éléments pouvant servir à évaluer les salariés : rythme de travail, déplacements, vitesse d'exécution des tâches, erreurs ou pauses, etc. 

"Le management algorithmique augmente le despotisme du régime de l'emploi précaire", s'alarme le chercheur. De mauvaises "data" peuvent conduire à des licenciements ou non renouvellement de contrats à durée limitée. L'IA contribue en effet à augmenter l'asymétrie de l'information, qui joue en faveur des employeurs. Et l'auteur de rappeler ici les grèves dans les usines automobiles de PSA des années 80 lors desquelles les ouvriers réclamaient une transparence des données sur les lignes de production.

Quelles limites et quel contrôle à l'IA ?

Le cadre juridique et institutionnel peut poser des limites à ce management algorithmique, tout comme l'action des représentants du personnel et des organisations syndicales, avec l'essor des actions en justice sur ce sujet, de même que la négociation d'accords d'entreprise.

C'est en tout cas le voeu que forme l'auteur. Il conclut son livre en faisant référence aux mutations technologiques du XIXe siècle : à ses yeux, les termes du débat ne sont pas sensiblement différents. 

Face à la "pédagogie industrialiste du changement technologique mise en place par le patronat pour convaincre les ouvriers des bienfaits des machines et de l'inutilité de leurs oppositions", il y eut au XIXe le mouvement "luddiste" : des ouvriers allaient jusqu'à briser des machines, au nom de la sauvegarde de leur savoir-faire et du contrôle de leur propre pouvoir.

 Il faut revendiquer un contrôle démocratique sur l'innovation

 

 

Même si "le mouvement social lutte déjà contre la vidéosurveillance algortihmique", il n'y a pas aujourd'hui un front du refus général contre une IA dépossédant les travailleurs de leur contrôle sur le travail. Pourtant, nous dit le chercheur, "il faut revendiquer non seulement un contrôle sur la production, mais aussi un contrôle démocratique sur l'innovation". Cela ouvrirait la voie "à une réflexion sur une autre IA (..) qui contribuerait à l'organisation d'une société plus juste".

 

(*) Frederic W. Taylor est un ingénieur américain (1856-1915) qui a théorisé et promu une organisation scientifique du travail. Appliquée notamment dans l'industrie et ensuite l'industrie automobile (Ford), cette méthode influença l'ingénieur des mines Henri Fayol (1841-1925), l'un des penseurs français du management. Elle passe par une division du travail, à la fois verticale (séparation entre la conception des tâches par les ingénieurs et leur exécution par les ouvriers) et horizontale (répartition optimale entre les postes de travail). 

 

► Juan Sebastian Carbonell, Un taylorisme augmenté, critique de l'intelligence artificielle, Editions Amsterdam, 13€. Voir le site de l'éditeur. L'auteur a également écrit "Le futur du travail", publié en 2022.

► Sur les opportunités et les risques liés à l'usage de l'IA dans le monde du droit, voir cette analyse du Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrat-avocat de la Cour de cassation

Bernard Domergue
Ecrit par
Bernard Domergue

Commentaires (1)

Gregory BOURRE | 07/11/2025 - 09:47

Je veux bien mais, il y a des limites à la bêtise.

Comme quoi, on peut être chercheur et raconter de grosses bêtises. Dire que les ouvriers sont dépossédés de leur savoir parce qu'aujourd'hui il faut savoir programmer plutôt que de régler manuellement une machine, ça revient à dire qu'il vaudrait mieux qu'il existe encore des forgerons tapant sur la ferraille à s'en rendre sourds et couverts de TMS... Et quid de la 5ème règle de l'art. L. 4121-2 et de la 4ème ? Ce n'est pas l'IA qui pose problème mais, l'employeur qui ne vérifie pas si son utilisation est conforme aux règles légales... Je veux bien qu'il liste les mauvais effets de l'IA mais, il convient de lister également ceux où elle sauve des vies !
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