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Ces cadres qui veulent faire vivre la doctrine sociale de l'église dans le temple des affaires

actuEL-CSE / BD
La chapelle de la Maison d'Eglise catholique Notre Dame de Pentecôte, à la Défense
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Que les croyants nous pardonnent, mais que diable fait donc une "maison d'église" au coeur du quartier de la Défense ? Pour répondre à cette question à quelques jours de Noël, nous sommes partis à la recherche de ces catholiques (ex-DRH, ancien avocat ou directeurs des risques, etc.) qui tentent de mettre en pratique la doctrine sociale de l'église en réfléchissant aux questions éthiques et en accompagnant des demandeurs d'emploi.

Selon les bénévoles qui assurent l'accueil, la fréquentation a baissé depuis la crise sanitaire et l'essor du télétravail. Mais tous les jours, dans le quartier de la Défense où travaillent 200 000 salariés dans 2 800 entreprises (dont 75 % de sièges sociaux), 80 à 90 personnes entrent se recueillir un instant ou même assister à la messe de trente minutes dans la Maison d'église de Notre Dame de Pentecôte, qui jouxte la célèbre voûte du CNIT (*).

"Ce sont des pratiquants qui cherchent un lieu de culte", nous explique Arnaud de Chaisemartin, nommé Diacre il y a cinq ans (**).

Peu de salariés du quartier d'affaires connaissent pourtant cet endroit. "Le bâtiment est collé aux autres, il se voit peu. C'est un collègue de travail qui y allait à la messe qui m'en a parlé il y a dix ans", nous confie Rogelio Esparza, directeur des risques dans une grande banque du quartier d'affaires.

"J'étais directeur adjoint de Framatome, dans la tour juste au-dessus de Notre Dame de Pentecôte. A ma retraite, j'ai juste eu à descendre", plaisante Jean-Paul Lannegrace, qui anime ici une groupe d'éthique en entreprise. 

Créé le 7 janvier 2021, ce lieu de culte célèbrera donc ses 25 ans le mercredi 7 janvier prochain par une messe présidée par l'évêque de Nanterre. C'est un endroit cubique, comme les bâtiments tout autour. Mais l'ambiance intérieure est aux antipodes des spectaculaires tours environnantes qui dominent les chalets provisoires du bruyant marché de Noël du quartier d'affaires parisien. C'est un effet un lieu de silence, épuré, œuvre de l'architecte Franck Hammoutène, où la messe est régulièrement célébrée dans l'élégante et sobre chapelle du premier étage (***).

"J'en ressors ressourcé"

Rogelio Esparza assiste à la messe deux à trois fois par mois. Cela lui permet de se donner un temps calme pour couper du stress de son activité professionnelle. "J'en ressors ressourcé, comme mes collègues qui ont fait 3 km de footing dans le même temps", explique d'un grand sourire le cadre supérieur. 

Il souhaite d'ailleurs relancer en 2026 le groupement chrétien des professions financières, qu'il a animé pendant des années, jusqu'à ce que le Covid et le télétravail rendent ces réunions difficiles à organiser. Avec le retour du présentiel dans certaines grandes entreprises, les conditions d'une relance de ces réunions semblent réunies.

 Qu'est-ce qu'un pauvre dans l'entreprise ?

 

 

Ces professionnels du monde financier partageaient une fois par mois dans ces locaux la parole de l'évangile ("L'évangile parle des pauvres, mais qu'est-ce qu'un pauvre dans l'entreprise ? Peut être un travailleur handicapé, un collègue placardisé, un autre malheureux dans sa vie personnelle...").

Ils échangeaient aussi des réflexions autour des valeurs et de l'éthique : "Jamais le PDG d'une entreprise ne fixera comme premier objectif le bonheur des salariés, la rémunération des actionnaires passe avant. Or la doctrine sociale de l'église admet certes qu'une entreprise fasse des profits, et qu'il faille financer l'économie, mais son objectif premier est l'épanouissement des personnes. Cela, nous pouvons le partager entre nous".

Ces réunions permettaient aussi à ces professionnels de s'interroger sur leurs pratiques et leurs outils. Exemple avec le LBO, le mécanisme de reprise d'une entreprise par emprunt. "J'ai un ami qui a pu reprendre une entreprise de cette façon et éviter sa fermeture et donc la suppression d'emplois. Mais le LBO sert aussi à des personnes comme Patrick Drahi à se construire un empire en procédant à des économies et des licenciements", expose Rogelio Esparza. 

Des réunions sur l'éthique en entreprise

Jean-Paul Lannegrace continue pour sa part d'animer une fois par mois à Notre Dame de Pentecôte les réunions de son groupe sur l'éthique en entreprise. Le groupe rassemble des cadres retraités et des cadres actifs, dont quatre anciens responsables de conformité dans de grandes entreprises, et une juriste qui planche sur la réglementation européenne autour de l'intelligence artificielle.

"Nous nous voyons deux heures à l'heure du déjeuner", nous explique-t-il. Les discussions portent sur l'éthique du télétravail, le devoir de signalement, l'IA.

Entrepreneur d'humanité, pas seulement de produits ou de services

 

 

"Nous n'avons pas encore terminé notre réflexion sur l'intelligence artificielle. L'IA me semble comporter un aspect très positif, par exemple en élevant les compétences, l'autonomie et donc l'employabilité des salariés, mais il y a aussi un versant négatif. Les Gafam qui dominent le marché ne sont intéressés que par le profit, sans barrière éthique. C'est d'ailleurs ce qui conduit Yann Le Cun (Ndlr : ce Français est l'un des chercheurs pionniers de l'IA) à quitter la Silicon Valey pour créer une startup à Paris", observe-t-il.

L'ancien directeur adjoint de Framatome fait partie depuis ses 40 ans du mouvement des entrepreneurs et dirigeants chrétiens, qui se réfère également à la doctrine sociale de l'église : "Pour nous, être entrepreneur ou manager, c'est aussi être un entrepreneur d'humanité, et pas seulement de produits et de services" (****). 

Un accompagnement à la recherche d'emploi animé par un ancien DRH

La Maison d'église catholique de la Défense est aussi un espace de solidarité ouvert au monde associatif, grâce à ses salles en sous-sol. Car ici comme ailleurs, les besoins sociaux existent, même s'ils ne sautent pas aux yeux en apparence. "Des personnes dorment dans les parkings de la Défense", nous indique le diacre de Notre Dame de Pentecôte.

Tout près de la Chapelle est installée "la maison de l'amitié". Elle secourt les personnes précaires qui passent ou survivent dans le quartier, souvent sans domicile fixe. Environ 200 personnes reçoivent chaque jour ici un petit déjeuner. L'Association du site de la Défense (ASD) vient en aide aux jeunes de 11 à 25 ans en déshérence et tient une permanence dans la Maison d'église.

Un autre groupe, le Gred (Groupe de recherche et d'emploi de la Défense), aide chaque année une cinquantaine de personnes à retrouver un emploi grâce à une vingtaine d'accompagnateurs. "La Maison d'église nous offre des locaux chauffés, avec une salle de réunion et une cuisine, que bien des associations n'ont pas", souligne Alain Troussard, qui anime le groupe. Ce croyant de 63 ans, qui entend faire oeuvre de solidarité en aidant les autres à retrouver confiance en soi et lien social, a été DRH de Schneider Electric et de la Fondation des apprentis d'Auteuil avant de créer, après sa rupture conventionnelle en 2004, son activité de coaching pour les entreprises et de psychothérapie pour les personnes.

 Le regard que porte la société sur les demandeurs d'emploi, ici on connaît

 

 

"Je suis resté deux ans au chômage avant de lancer mon activité d'indépendant. Donc, le regard que porte la société sur les demandeurs d'emploi comme s'ils étaient des assistés, je le connais", nous raconte-t-il. Ce bénévolat à la Défense, également assuré par d'autres accompagnateurs croyants et non croyants, lui prend entre une demi-journée et une journée par jour, un investissement compatible avec son activité d'indépendant. "Accompagner signifie cheminer à côté. Nous aidons les autres, mais c'est à chacun d'agir pour retrouver un emploi", précise Alain Troussard.

Le groupe propose à la fois un accompagnement collectif, avec une journée de réunion le jeudi axée sur les techniques de recherche, le bilan de compétences, le développement personnel, et du soutien individuel. "L'accompagnement collectif dure cinq mois et l'individuel un an. Mais j'ai accompagné 3 ans quelqu'un qui était en grande difficulté à la suite d'un divorce. Nous voyons aussi les effets d'un burn out et le traumatisme que représente la perte d'un emploi, avec davantage de personnes suivies par des psychiatres", nous confie l'ancien DRH.

Plusieurs directeurs commerciaux de 57-58 ans ont du mal à retrouver un poste 

 

 

Les personnes accompagnées, parfois envoyées par l'Association pour l'emploi des cadres grâce au partenariat noué avec l'antenne régionale de l'Apec, sont majoritairement des cadres même s'il peut y avoir aussi des assistantes de direction dans les groupes, très peu souvent des ouvriers en revanche. "Nous avons plusieurs directeurs commerciaux de 57-58 ans qui ont une très belle carrière et qui sont très brillants, mais qui n'arrivent pas à retrouver un poste. Ils finissent aux-mêmes par intégrer qu'ils sont trop vieux. Il faut mener un très gros travail pour que les convaincre déjà de ne pas s'empêcher eux-mêmes", constate le coach. 

D'autres activités rassemblent des alcooliques anonymes, des narcotiques anonymes, il y a aussi une chorale de gospel, etc.

Un ancien avocat auprès du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation

Mais revenons au diacre de cette Maison d'église. Arnaud de Chaisemartin réside à Boulogne. Avant sa retraite, il était... avocat auprès du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation. Autant dire qu'il a vraiment découvert la Défense lorsqu'il y a été nommé diacre par l'évêque de Nanterre, il y a 5 ans. Il trouve au quartier une grande beauté, et il reste frappé par la très forte activité et la grande richesse des rencontres qu'il permet : "Il n'y a pas que des cadres ici, il y a aussi des soutiers", souligne-t-il en évoquant les travailleurs de l'entretien. Récemment, une femme de ménage a prié pour demander davantage d'heures de travail.

 Je les écoute, sans jugement

 

 

Les gens poussent la porte non pour se confesser - le diacre n'est pas habilité à le faire - mais pour se confier. "Il y a beaucoup de souffrance dans le monde du travail mais aussi dans les vies personnelles, comme cet homme de 40 ans venu me parler de la grave maladie de sa femme. Il y a aussi des cadres supérieurs qui confient des problèmes éthiques lorsqu'ils ne sont plus en mesure de dire la vérité. Mais il y a aussi des gens heureux", nous dit le diacre. Que répond-il à ces anonymes qui se confient à lui ? "Je les écoute sans jugement. Nous ne sommes pas là pour donner des conseils professionnels. Mais nous pouvons les faire s'interroger sur leur vie : qu'est-ce qui te fait vivre ? Quelle place fais-tu à Dieu dans ta vie ?"*

Des questions qui ont bien sûr sens pour Rogelio Esparza en cette période de Noël : "Noël, pour nous, ce n'est pas tellement le père Noël et les cadeaux au pied du sapin, c'est quand même la célébration de la naissance de Jésus Christ !" 

 

(*) La rédaction d'actuEL-CSE, publication des Editions Législatives, groupe Lefebvre Dalloz, est aussi installée à la Défense.

(**) Le diacre est un homme marié ou célibataire qui assiste le prêtre ou l'évêque. 

(***) Si vous travaillez à la Défense ou y êtes de passage, vous pouvez y jeter un oeil, car ce bâtiment remarquable a valu à son architecte le Grand prix du ministre de la Culture en 2006 (quand on est devant le Cnit, il est sur le côté droit, voir le plan ici). Ouvert du lundi au vendredi de 8h à 14h30, le mercredi jusqu'à 19h. Des messes y sont célébrées du mardi au vendredi. Voir ici le site officiel

(****) La doctrine sociale de l'église catholique est "l'ensemble des textes et des réflexions de l'Eglise en matière de théologie morale sociale", selon la définition du collège des Bernardins, une institution qui réfléchit notamment à la gouvernance des entreprises et à la place des salariés dans les conseils d'administration. La doctrine sociale de l'église a été formalisée en 1981 par l'encyclique "Rerum Novarum". Une référence actualisée par le "Compendium de la doctrine sociale" en 2008, sorte de synthèse sur le sujet, autour de points comme "la dignité de la personne humaine, le bien commun, la destination, universelle des biens, la subsidiarité, la solidarité". On peut trouver ce type de réflexions sur le site de l'association Semaines sociales de France.

Bernard Domergue
Ecrit par
Bernard Domergue