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IA : le CSE central de France TV obtient la condamnation partielle de l'employeur pour défaut de consultation

© Gettyimages
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A la suite d'une action en justice menée par l'intersyndicale CGT, CFDT, SNJ et FO, le tribunal judiciaire de Paris vient de condamner France Télévision à consulter le CSE central sur une plateforme d'IA mettant à disposition des outils pour l'ensemble des salariés. En revanche, selon le tribunal, l'outil de conversation ne nécessitait pas de consultation.

La jurisprudence sur la consultation du CSE en cas de déploiement d'outils d'intelligence artificielle dans l'entreprise se voit aujourd'hui enrichie d'un nouveau cas. Le 2 septembre 2025, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a de nouveau condamné la société France TV à suspendre le déploiement de l'un de ses outils d'IA et à lancer une procédure d'information consultation du CSE central.

Elle se situe donc dans la droite ligne des décisions précédentes de Nanterre et Créteil qui ont requis explicitement la consultation du CSE dans des circonstances légèrement différentes. Ici, deux outils ont reçu deux réponses circonstanciées du juge : si la plateforme "Mediagen" de mise à disposition des IA devait faire l'objet d'une consultation des élus, tel n'était pas le cas du "chatbot" (agent virtuel de conversation).

Une IA susceptible d'avoir un impact sur la situation des travailleurs suffit à exiger une consultation

Point nouveau par rapport aux deux jurisprudences précédentes, le juge a ici cadré sa décision sur les deux outils au regard des remarques suivantes :

  • il importe peu que la décision du dirigeant de l'entreprise de déployer l'IA "ne soit pas accompagnée à ce stade de mesures précises et concrètes" dès lors que cette décision emporte une incidence sur l'organisation, la gestion ou la marche générale de l'entreprise ;
  • en cas de projet complexe comprenant des décisions échelonnées, le CSE doit être consulté avant chacune d'elles ;
  • l'article L.2312-8 du code du travail conditionne la consultation du CSE à l'introduction de nouvelles technologies et/ou de tout aménagement important MAIS sans l'associer à une modification des conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail.

Le juge poursuit en ces termes : "Il n'y a aucune exigence d'importance ni d'impact sur les aspects ciblés de la relation de travail et il suffit que la mise en œuvre des nouvelles technologies soit susceptibles d'avoir un impact sur la situation des travailleurs". Il répond ainsi à l'argument de la direction de France Télévision selon lequel les outils n'impactent pas les conditions de travail.

Enfin, il coupe court aux arguments de l'employeur prétendant que l'intelligence artificielle ne constitue pas une nouvelle technologie : "Il est manifeste qu’une technologie faisant appel à l’intelligence artificielle est une technologie nouvelle. En outre, ces technologies peuvent tout à la fois être bénéfiques pour les salariés, en termes de gain de temps notamment, mais peuvent également avoir d’autres impacts, tels que la perte d’autonomie, d’initiative ou de réflexion ou encore une intensification du travail".

Il s'agissait là d'un argument très souvent présenté par les employeurs omettant la consultation du CSE sur des outils d'IA. Selon l'avocat du CSE central de France TV, Benoît Masnou, "je vois cette situation très fréquemment, bien que les textes du code du travail soient très clairs, mais de nombreuses directions sont dans le déni complet et redoutent de se trouver devant le fait accompli car l'IA est partout, comme une fatalité inéluctable".

Ajoutons que beaucoup d'entreprises ont sans doute craint de "louper le virage" de l'IA. Partant d'une bonne intention en termes de business et pensant œuvrer à la pérennité de l'entreprise, elles se sont précipitées sur des outils d'intégration d'IA et en ont "oublié" le stade essentiel de la consultation des élus. Pour Christophe Bens, élu FO au CSE de France TV, "il est devenu difficile de comprendre la politique de notre direction. On nous dit qu'il n'y a pas de consultation sur les outils parce qu'on ne sait pas encore ce qu'on va en faire, mais dans le même temps, Mediagen est déployé auprès de mille personnes. Ou alors, ils avancent masqués…".

Le juge exige une consultation sur la plateforme d'IA Mediagen

Ces préalables sur la consultation du CSE étant rappelés, le juge analyse chaque outil d'IA. Mediagen est une plateforme sécurisée permettant l'accès de 800 salariés aux outils d'IA du marché tout en préservant les données de l'entreprise. Elle leur permet également de créer des assistants virtuels personnalisés et programmables, avec des tâches dédiées et des utilisateurs définis grâce à un mode "expert". La direction souhaite élargir la mise à disposition de cet outil à tous les salariés.

Pour le juge, aucun doute : Mediagen constitue une technologie nouvelle. Il relève par ailleurs que lors de la première mise en circulation pour 800 salariés en 2024, "il n'est pas fait état que le CSE central ait été informé et consulté" à ce moment-là, de sorte qu'il s'agit bien de la première introduction de ces technologies nouvelles.

Par ailleurs, les impacts sur la situation des travailleurs "ne sont pas connus à ce stade", notamment sur les emplois. Pourtant, "il n'en demeure pas moins que les documents de présentation de cet outil mentionnent un objectif d'efficacité opérationnelle grâce à l'autonomisation et à la faculté de se créer ses propres assistants". Par conséquent, pour le juge, "il ne s'agit pas seulement de permettre l'accès aux solutions d'IA génératives sur le marché".

En outre, la formation prévue pour l'utilisation de cette plateforme "aura nécessairement pour effet de contribuer à son utilisation par davantage de salariés et partant, d'en accentuer les conséquences".

Le juge conclut de ces éléments et du fait que l'ensemble des salariés sont concernés qu'il "convient de constater que le CSE central devait être informé et consulté préalablement à la mise en service de Mediagen". En conséquence, le tribunal suspend le déploiement de l'outil tant que le CSE n'aura pas été valablement informé et consulté, et ce, sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard et par infraction constatée pendant une durée de six mois.

Pour la CFDT de France TV, c'est une "première victoire" constatée par l'élu Bruno Espalieu : "La justice a entendu nos arguments sur le respect du principe d'information/consultation lors de l'introduction d'une Nouvelle Technologie". Il se dit également confiant car "le dialogue social autour du déploiement de ces outils algorithmiques (générateurs d'automatismes ou de contenus) est une évidence au regard des enjeux sur l'emploi, les compétences, les conditions de travail et éthiques".

Pas de consultation requise sur l'outil de conversation Raiponse

Le "chatbot" développé par France TV avait connu une première version utilisant le NLP (Natural language processing). Il était question de déployer une version 2 appuyée sur le LLM (Large language model) qui permet de mieux comprendre les questions posées et de générer des réponses plus complètes. Pour le juge, les techniques étant similaires, cette V2 n'introduit aucune technologie nouvelle. Il s'agirait plutôt, selon l'état des lieux sur l'IA à France TV versé aux débats par le CSEC, d'une "amélioration technologique permettant de mieux répondre aux attentes et d'interagir de manière plus dynamique" avec une personnalisation des messages, des résumés de textes, de la rédaction de contenu, des traductions.

Sur cet outil, les documents de l'entreprise ne mentionnent aucune formation des salariés. En revanche, le juge relève que si cet outil pourrait avoir pour effet de libérer du temps pour le personnel RH, et que cela serait susceptible d'avoir des conséquences sur l'emploi, ces effets ne sont pas supérieurs à ceux de la version précédente ni des autres futures versions.

Enfin, contrairement à l'outil Mediagen, le CSE central avait été informé et consulté sur l'outil conversationnel, et avait rendu son avis le 8 juin 2022. De plus, le juge considère que même si la version 2 intègre l'IA générative, elle "se contente d'ajouter des thèmes et des documents" sans modification de la technologie utilisée.

Par suite, faute d'établir l'introduction d'une nouvelle technologie ou l'existence d'un projet important, "le CSEC n'avait pas à être consulté préalablement". Il n'est pas impossible que le tribunal ait souhaité rendre une décision équilibrée et ait ainsi exigé une consultation sur Mediagen et pas sur Raiponse.

Car la chambre sociale de la  Cour de cassation avait bien requis, dans son arrêt du 7 février 1996 n° 93-18.756 que dans un projet complexe comprenant des décisions échelonnées, le CSE doit être consulté avant chacune d'entre elles. Or, on pourrait voir la création d'une version 2 de Raiponse et sa mise à disposition comme une nouvelle décision d'un projet complexe. "Vous vous doutez bien que c'est ce que j'ai plaidé !", nous a répondu l'avocat du CSEC Benoît Masnou. Sans réponse favorable du tribunal pour cette fois.

Le tribunal refuse de condamner l'employeur à fournir une liste de documents

Dernier point, le CSEC de France TV avait sollicité une liste d'informations précises et demandé au juge de condamner l'employeur à les lui fournir. Il s'agissait par exemple de présentations détaillées des projets, des études d'impact sur l'organisation du travail, des aspects juridiques et réglementaires ou encore des contrats et accords conclus avec les prestataires d'IA.

Le juge n'accède pas à cette demande : "Le CSEC ne saurait solliciter la transmission d’une liste d’informations précises alors que la procédure d’information consultation n’a pas commencé". Selon l'avocat Benoît Masnou, obtenir gain de cause sur ce point n'était pas évident car il relève spécifiquement de l'article L.2312-15 du code du travail, qui exige pour le CSE des "informations suffisantes" afin de pouvoir rendre son avis et non du principe de la consultation du L.2312-8.

Cette liste de documents pourrait en tout cas être reprise dans le cadre de la future consultation imposée à l'entreprise par l'ordonnance de référés. "Cette décision intervient en tout cas dans un climat social qui se dégrade entre les CSE et la direction", note Christophe Bens (FO) qui relève aussi que l'accord collectif réglant de multiples aspects, sorte de "mini convention collective interne" a été dénoncé par la direction en juillet.

Pour l'heure, l'intersyndicale se réserve la décision de faire appel ou pas sur l'outil Raiponse. "Nous verrons si l'arbitrage actuel est consolidé, et nous pourrons revenir sur cet outil si nous trouvons un accord de méthode global dans lequel un état des lieux des pratiques en cours et des différents niveaux de risques devra être réalisé", nous a indiqué Bruno Espalieu (CFDT).

Pour la CGT (majoritaire à 36 % de représentativité), faire appel n'est pas non plus à l'ordre du jour. En revanche, l'élu Pierre Mouchel acte que "la décision pose la question des montées en version des logiciels" et juge que "cette décision nous donne du poids dans le rapport de force pour une future négociation encadrant les projets et leur suivi".

La question se posera également pour la direction d'interjeter appel de cette décision. Selon l'intersyndicale, elle n'a pas encore réagi mais deux dates de négociation sur l'IA sont inscrites dans le calendrier social pour le mois de novembre.

Pour l'heure, la CGT, la CFDT, le SNJ (syndicat national des journalistes) et FO seront aussi en plein dans les feux de l'actualité d'aujourd'hui : ils ont diffusé un appel à la grève contre les mesures budgétaires pour les 10 et 18 septembre. Avec le projet de loi sur l'audiovisuel, porté dans le dernier gouvernement par Rachida Dati, les sujets ne vont pas manquer pour les élus dans les mois qui viennent…

Marie-Aude Grimont
Ecrit par
Marie-Aude Grimont