De la robe à l’entreprise : quand les avocats franchissent le pas (2ᵉ partie)
Passer du statut d’avocat, promis éventuellement à devenir associé du cabinet, au rôle de « profession support » en entreprise n’est pas simple. « Avant de se lancer, il faut être conscient que l’on abandonne un univers pour un autre, qu’en entreprise, il va falloir faire preuve d’humilité et apprendre, pendant plusieurs mois, à décrypter le fonctionnement, les enjeux et les rapports de force », explique Ian Kayanakis, administrateur de l’AFJE, ancien avocat d’affaires puis directeur juridique auprès de sociétés du CAC 40. Un véritable « choc des cultures », qui peut cependant être amorti si l’on a auparavant travaillé dans un cabinet anglo-saxon : « Les cabinets anglo-saxons, voire certains cabinets français bâtis sur le même modèle, ont un management et une culture d’entreprise identiques aux grandes sociétés. Avec la fixation d’objectifs, d’indicateurs de performance individuelle et collective, etc. C’est un bon préalable à une immersion future en entreprise », estime Ian Kayanakis.

Pour les professionnels concernés, il faut se positionner en entreprise avec la capacité à être « là où il faut » : dans les bonnes réunions où se prennent les décisions. Bref, il faut légitimer son rôle et s’imposer, en douceur. « Tout le monde n’est pas sensibilisé à l’importance du droit en entreprise. Il faut donc faire preuve d’une grande pédagogie », ajoute Béatrice Bihr, directrice juridique du laboratoire pharmaceutique Téva Santé, qui a exercé 10 ans en tant qu’avocate.
Selon Bénédicte Wautelet, directrice juridique du groupe Le Figaro, se positionner en conseiller incontournable est un atout : « Dès mon arrivée, je me suis tout de suite positionnée dans un rôle de conseil, dans l’idée de me rapprocher du modèle de General Legal Counsel à l’anglo-saxonne ».

Trois points sont particulièrement à surveiller, estime Doris Speer, directrice juridique adjointe en charge des fusions-acquisitions chez Alstom et avocate au barreau de New-York : « La communication, tout d’abord : un juriste doit être concis, synthétique, délivrer un message court et clair. Puis l’information : l’avocat a connaissance de la partie visible de l’iceberg, en termes d’information, tandis que le directeur juridique connaît la totalité. Il faut bien doser l’information que l’on donne. Enfin, la décision : un directeur juridique prend des décisions, contrairement à un avocat qui donne des avis. Il faut savoir prendre les bonnes ».
A la faveur de certains événements, le directeur juridique peut être d’emblée plongé dans une actualité intense : « Je suis arrivée à la veille de la fusion de deux entités », se souvient Florence Chevet, directrice juridique en France d’Allianz Global Corporate & Specialty SE. « C’était un moment fort et formateur. Il fallait se mettre au travail, point ! ».
Face aux cabinets d’avocats extérieurs, qui sont des prestataires, avoir pratiqué leur métier apporte bien des avantages : « Nous connaissons le fonctionnement des cabinets et la façon dont ils élaborent leurs honoraires, ce qui permet de mieux négocier les tarifs », explique Ian Kayanakis. « Mais aussi de discuter des ressources allouées ou des délais ». Par exemple, en recadrant un avocat qui vient en rendez-vous avec deux collaborateurs alors qu’il aurait pu se déplacer seul, et facture du "temps-homme" multiplié par trois.
Sans surprise, les ex-avocats interrogés estiment que leur rôle devrait être valorisé et notamment que la confidentialité des avis et correspondances devrait être acquise, à l’image de ce qui se pratique dans les pays anglo-saxons. « En France, les choses bougent lentement. Tant qu’il y aura deux professions, avocats et juristes, il n’y aura pas de modèle à l’américaine », estime Doris Speer. Enfin, s’ils sont omis du barreau aujourd’hui, les anciens avocats devenus juristes n’excluent pas de retourner un jour à leur métier initial. Car nul ne sait de quoi l’avenir sera fait.