Les freins au développement d’une intelligence artificielle au service du droit
« L’intelligence artificielle » est - aujourd’hui - « encore une promesse », dans le domaine du droit. La réflexion du directeur juridique de Natixis, Christian Le Hir, aurait dû lancer le débat, lors du Legal Tech Show organisé par le groupe Leaders League le 4 octobre dernier. Mais il n’a pas été contredit par les représentants des start-up présents à ses côtés.
« L’intelligence artificielle en est encore à ses balbutiements », évoque Alexandre Grux, le cofondateur d’Hyperlex. Sa plateforme « intelligente » propose de la gestion et de l’analyse de contrats. Elle permet de les classer, d’en extraire certaines clauses et de les suivre, notamment pour en assurer le renouvellement. Mais Alexandre Grux est honnête : « il y a un décalage entre tout ce que l’on entend et ce que l’on constate » dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée aux contrats. Pourquoi ? Car pour entraîner les machines, et faire tourner les algorithmes, « il faut bénéficier de données annotées et ouvertes ».
Or en France, les acteurs du droit ne bénéficient pas de bases de données contractuelles accessibles à tous. Contrairement aux États-Unis où les « legal geek » peuvent tester leurs outils à l’aide des informations fournies sur Edgar, une base proposée par la commission des opérations de bourse américaine (Securities and Exchange Commission). La plateforme gratuite, Law Insider, permet aussi de rechercher les contrats recensés dans la base Edgar en filtrant leurs clauses, leur durée et l’État dans lequel ils ont été signés. Une telle base, Alexandre Grux aimerait en disposer en France. Quant à Christian Le Hir, il « rêve » d’équiper sa direction juridique d’outils performants d’analyse contractuelle. Et pour cela, il serait prêt à participer à « un data lake des données ».
Du côté de la jurisprudence aussi, des progrès sont réclamés par les acteurs de la legal tech. Thomas Saint-Aubin, le DPO et directeur général de Seraphin Legal - un « studio », qui développe des start-up « sur-mesure pour des juristes augmentés » -, passe un « coup de gueule ». L’État doit « encourager l’émergence d’un écosystème » et mettre à disposition de tous « des données enrichies ». Il évoque notamment le projet d’open data des décisions de justice, voté par la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, sous le mandat de François Hollande, et qui devait « booster » le développement de la justice prédictive en France.
Pour l’instant, l’ensemble des décisions de justice des juridictions du premier degré, d’appel et de cassation, ou rendues par le Conseil d’État, ne sont pas encore accessibles à tous. Car le décret prévu à cet effet n’est toujours pas paru. « Le mouvement s’est complètement arrêté », regrette Thomas Saint-Aubin. En 2016, Il était responsable du pôle stratégique de la DILA (Direction de l’information légale et administrative) et avait lancé avec l’association Open Law, le programme « Open Case Law » pour réfléchir à l’émergence de données jurisprudentielles ouvertes et enrichies. Il espérait que le service soit sur les rails dès l’année 2017.
Le dossier ne bougera pas avant l’année prochaine. Les dispositions de la loi sur la République numérique sont apparues « insuffisantes » à l’équipe de Nicole Belloubet, explique la chancellerie. Car le sujet « est assez sensible ». Notamment sur la question de l’anonymisation des décisions de jurisprudence. La garde des Sceaux a donc décidé de porter à nouveau le dossier à la connaissance des parlementaires dans le cadre de l’examen du projet de loi de programmation et de réforme de la justice. Le texte est actuellement en première lecture devant le Sénat. Or, le processus législatif démarre tout juste.
L’article 19 du projet de loi propose donc que « les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans les décisions, que ce soit les parties, les tiers, mais également les professionnels de la justice, soient occultés si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage », note la chancellerie.
Une chose est donc certaine : le cadre juridique entourant l’open data des décisions de justice sera renforcé avant qu’il ne devienne réalité. Et pour l’envisager, il faudra encore patienter. Rien ne sera fait avant la publication de la loi de programmation de la justice prévue en 2019.