De Damas à Paris, le parcours d'une juriste syrienne en exil
Aussi loin que Lubana Abdou s’en souvienne, elle rêvait de liberté, de démocratie, de « lutter contre les injustices ». De la bourse de Damas à l'exercice de la profession de juriste à Paris, le droit reste le fil conducteur de sa vie.
Son parcours est semblable à des milliers d’autres juristes dans le monde. Après 4 ans de droit à l’Université de Damas, Lubana passe le barreau et devient avocate. Cette généraliste du droit des affaires exerce durant 3 ans au sein d’un cabinet d’avocats de la capitale avant que sa vie soit bouleversée une première fois.
En 2008, Lubana Abdou est appelée à prendre part activement à la création de la bourse de Damas, d'abord en tant que juriste puis en tant que secrétaire générale. L'ouverture officielle de l'institution, le 10 mars 2009, est l’un des symboles du « plan de libéralisation économique » voulu par Bachar al-Assad, en 2005. « Il existait un réel changement dans la sphère économique à cette époque », reconnaît l’ancienne secrétaire générale. Un défi de taille car le droit boursier était à inventer. En Syrie, toutes les banques et sociétés d’assurances étaient publiques, jusqu’au début des années 2000. « C’était un challenge passionnant. Nous avons créé environ trente textes juridiques pour encadrer l'installation de la bourse. En droit syrien, il n’existe pas de code en tant que tel en matières boursière et financière », explique-t-elle. En étroite collaboration avec des consultants turcs et de pays arabes (Jordanie, Égypte, Émirats Arabes-Unis), Lubana et ses associés, ont mis en place toutes les procédures nécessaires au bon fonctionnement de la bourse, notamment celles de listing, de trading et de disclosure. Lors du premier jour de trading, seules six sociétés étaient cotées, majoritairement des banques et des sociétés d’assurances privées. Aujourd’hui, la bourse en compte environ vingt-quatre, même si les échanges ne sont actifs que sur six d’entre elles. Leur travail continue à porter ses fruits, malgré le contexte actuel en Syrie.
Cette aventure passionnante dure 6 ans. La révolution syrienne éclate loin de la capitale à la mi-mars 2011, d’abord par des manifestations de soutien aux mouvements égyptiens et tunisiens, puis contre le régime en place. Quelques mois plus tard, Damas est à son tour touchée par des bombardements et les kidnapping se multiplient. Lubana décide tout de même de rester. Jusqu’à ce matin où l’un de ses collègues les plus proches disparaît. La juriste comprend alors que la situation s’aggrave, craint pour sa vie et celle de sa famille. « A ce moment-là, j’ai senti que la Syrie était finie pour moi. Je devais partir. J’ai choisi la France comme pays d’accueil », se souvient-elle. De Damas, elle s’organise pour partir, décidant de compléter sa formation par un master 2 de culture juridique française et européenne à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Elle sait qu’une autre vie commence.
Visa étudiant obtenu, c’est seule, laissant derrière elle son fils et sa famille, que Lubana débarque à Paris, il y a maintenant un peu plus de 2 ans. Les premiers mois, l’une de ses anciennes professeurs de Damas lui ouvre sa porte et lui offre un toit. Marquée par la guerre, son cœur et sa tête sont partagés entre Paris et la Syrie où son peuple et ses proches continuent chaque jour d’être emprisonnés, torturés et tués. Déterminée à poursuivre sa vie, s’estimant même privilégiée du fait de ses études et de ses connaissances linguistiques, Lubana suit, le soir, en parallèle de son master 2 des cours de français. A l’époque, la situation en Syrie interpelle encore. Les étudiants et ses professeurs l’aident dans ses démarches de recherches de stages de fin d’études. « J’ai senti les liens forts entre la France et la Syrie. Aujourd’hui cela fait 5 ans, c’est long… La vie continue », constate cette ancienne avocate. Diplôme de master réussi, Lubana sait que le chemin est encore long. « Ce qui est difficile c’est d’essayer de continuer sa vie avec ce qui se passe là-bas », dit-elle, le regard s’assombrissant à cette pensée. Battante, elle obtient un stage au sein du cabinet d'avocats Kramer Levin. L’occasion de mieux connaître les méthodes de travail françaises et de parfaire sa connaissance du droit boursier. Néanmoins, le répit est de courte durée. La juriste doit ensuite trouver un travail pour faire venir son fils à Paris. Les difficultés s’intensifient.
En effet, se présenter à 34 ans comme secrétaire générale de la bourse de Damas en laisse sceptique plus d’un. Lubana revoit donc ses compétences à la baisse et privilégie sur son CV le terme de « juriste » durant 6 ans au sein de la bourse syrienne. « Personne ne peut contacter nos anciens employeurs, ne peut vérifier ce que nous avons fait. J’ai eu des questions assez intrusives du fait de mon CV atypique », témoigne-t-elle. Lubana Abdou est reçue avec méfiance, ces interlocuteurs doutent de ses compétences en matière juridique, souvent par simple méconnaissance du droit syrien, pourtant proche du droit français. Mis en place à la fin du protectorat français sur la région, le droit civil syrien est, en effet, très largement inspiré du Code napoléonien. « Il ne s’agit pas uniquement du code civil, mais aussi du droit du travail et du code pénal », précise Lubana. Les avocats syriens peuvent, d’ailleurs, profiter de l’article 100 du règlement intérieur national régissant la profession d’avocat, qui permet à tout personne ayant obtenu la qualité d’avocat dans un état non européen d’être inscrite à un barreau français après avoir réussi un examen de contrôle des connaissances en droit français. « Pour un juriste ou un avocat syrien, la France est la source de nos études, le meilleur endroit pour continuer notre vie professionnelle. J’espère d’ailleurs passer l’examen du barreau de Paris l’année prochaine. C’est une opportunité que je veux saisir », s’exclame-t-elle, le sourire toujours aux lèvres.
La vie de Lubana Abdou bascule une troisième fois lorsqu'elle rencontre Stéphane Lefer, avocat fondateur du cabinet Oxygen+. Ce dernier cherche un(e) spécialiste du droit boursier pour une opération en Asie et le curriculum vitae de Lubana publié sur le site du Village de la Justice l’interpelle. Stéphane Lefer prend vite conscience des qualités de Lubana, la recrute et lui ouvre les portes de son réseau d’ancien directeur juridique. Après 7 mois comme juriste pour Oxygen+, la société Adisseo, pour qui Lubana avait effectué une mission ponctuelle au sein de la direction juridique, lui propose un contrat à durée déterminée. C’est ainsi que depuis janvier, Lubana Abdou occupe les fonctions de juriste compliance et gouvernance au côté de la secrétaire générale Nathalie Debeir. « Je travaille essentiellement en anglais pour cette société française cotée en Chine. Je traite donc des régulations chinoises, des questions de gouvernance et de compliance », développe-t-elle. Des questions récentes dans ce pays asiatique où le droit boursier, encore jeune, se construit chaque jour. Un peu comme Lubana, qui continue à se créer de nouveaux souvenirs entourée de son fils et d’une partie de ses proches. « J’ai choisi la France pour la langue, la culture et les études. C’est un véritable choix que je n’ai pas regretté. Un jour, j’espère être française. Je suis, chaque jour, un peu plus attachée à ce pays ». Un espoir pour tous les autres.
Lubana, Leen, Gamal, Majd, Hani, Ayham, Tarek, Rana et Alkilani sont les symboles de ces Syriens, pour la plupart anonymes, exilés à Paris. Juristes, ils auraient tant à offrir aux entreprises françaises, si une chance leur était donnée de partager leurs compétences. Grâce notamment à Stéphane Lefer, Hani Almashnouk a commencé début février au sein de la direction juridique d’Orange, Ayham Sabra est collaborateur du cabinet Pringent et Leen Toukatli effectue un stage chez Bouygues Telecom. Preuve que les directions juridiques et cabinets d’avocats français ont tout intérêt à continuer de s'enrichir.