Devoir de vigilance : "prévention, sanction de l'absence de prévention, réparation"
« C’est certes moins spectaculaire qu’une loi du Grand soir, mais au moins cela aura-t-il le mérite d’exister », se félicite, voulant afficher son pragmatisme, le député Dominique Potier (PS, Meurthe-et-Moselle), auteur et rapporteur de la proposition de loi sur la responsabilité des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, lundi 30 mars 2015. « La présente proposition de loi repose sur trois piliers : le premier est la prévention, le deuxième, la sanction de l’absence de prévention, le troisième, la réparation, avec une chaîne de causalité établie entre la carence de prévention et la réparation des victimes. Cela est tout à fait original et pertinent, et cela portera ses fruits, nous en sommes convaincus », résume-t-il.
L’Assemblée nationale a adopté le texte en première lecture dans la soirée. L’UMP et l’UDI ont voté contre ; Gilles Lurton (UMP, Île-et-Vilaine) estimant qu’une telle loi « portera une atteinte grave à l’attractivité de notre territoire, sans pour autant renforcer la protection des droits de l’Homme et de l’environnement » avec des « obligations considérables et mal définies ». Les groupes socialiste, RRDP, écologiste et communiste se sont prononcés pour. Selon Jean-Noël Carpentier (RRDP, Val-d’Oise), le texte est « une avancée significative, qui en appellera, bien entendu, beaucoup d’autres », quand Philippe Noguès (SRC, Morbihan) juge qu'il « renforce assurément l’impératif de prévention qui incombe aux entreprises ». Danielle Auroi (EELV, Puy-de-Dôme), elle, dit voter « du bout des lèvres » ce « premier pas, un tout petit pas », qui ne suffira pas selon elle à « révolutionner les rapports, quels qu’ils soient, qu’entretiennent les entreprises et les gens qui travaillent à l’autre bout du monde et en sont parfois les premières victimes ».
Seuls 6 amendements sur les 76 déposés ont été adoptés, dont 4 rédactionnels. Le texte est donc très proche de celui validé en commission des lois début mars (voir notre article). Il prévoit que les plus grandes entreprises mettent en œuvre « de façon effective » un plan de vigilance. Ce plan doit s’atteler à identifier et prévenir les risques d’atteinte aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales, les dommages corporels ou environnementaux graves, les risques sanitaires, ainsi que les comportements de corruption active ou passive, que peuvent provoquer les activités de la société ou de ses filiales. En cas de manquement à ces obligations, la responsabilité de la société est engagée et peut donner lieu à une amende civile.
Quelles seront les entreprises concernées ? « Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins 5 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins 10 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger », prévoit le texte. « Les mailles du filet sont donc très larges », déplore Philippe Noguès. 150 à 200 entreprises seraient concernées - 125, compte Danielle Auroi -, ce qui représenterait les deux tiers du commerce hors OCDE, en incluant les filiales, selon Dominique Potier. Lui-même est clairement pour un « abaissement des seuils, progressif et le plus rapidement possible », qui « se fera naturellement », mais pour l’instant, il se pose en « porteur d’un compromis, tout à fait honorable, établi avec le gouvernement », qui vise les entreprises qui « ont les moyens financiers et souvent le savoir-faire pour la RSE ».
« L’échelle des responsabilités au niveau des sous-traitants » telle que prévue dans le texte adopté est une « faille » pour Jean-Noël Carpentier. Les rédacteurs ont opté pour la notion de « relation commerciale établie » (renvoyant à l’article L. 442-6 du code du commerce), qui aurait été suggérée par « les ONG et universitaires, spécialistes de droit, pour saisir les sous-traitants de rang 1, 2, 3, 4… 12, 13, 14 ». « La jurisprudence l’a définie comme un partenariat dont chaque partie peut raisonnablement penser qu’il est voué à se poursuivre », précise le rapporteur, estimant que c’est là une réelle avancée de la dernière mouture du texte. Et d’insister : « La vigilance ne se résume pas aux sous-traitants de rang 1, elle couvre les sous-traitants en cascade, je veux que ce point soit très clair et qu’il figure au compte rendu afin que les entreprises connaissent l’étendue exacte de leur obligation et afin que le juge en tienne compte le jour où il devra faire appliquer la loi ».
Le parallèle entre le devoir de vigilance et la directive européenne sur le reporting extra-financier est souvent revenu dans les échanges des parlementaires. Ce à quoi Dominique Potier répond que « comparaison n’est pas raison » : il fait valoir que son texte « va beaucoup plus loin qu’une simple obligation normative de rapport puisqu’elle prévoit une obligation de vigilance effective ». Danielle Auroi aurait voulu - son amendement n’a pas été adopté - que « le juge puisse demander à la société mère non seulement d’établir le plan de vigilance et de le communiquer au public, mais également d’assurer sa mise en œuvre ». Mais pour Dominique Potier, le texte garantit pleinement l’effectivité de l’obligation de vigilance, puisqu’il est à la fois prévu que le juge, saisi par toute personne justifiant d’un intérêt à agir, puisse « enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication et de rendre compte de sa mise en œuvre » (article 1er, II), et que le plan de vigilance « doit être établi et mis en œuvre de manière effective » (article 1er, I). Une « boucle sémantique […] tout à fait déterminante : rendre compte d’un plan mis en œuvre de manière effective, c’est prouver qu’il est effectif ».
Le défaut de devoir de vigilance sera, selon les défenseurs du texte, suffisant pour un juge. Le renversement de la charge de la preuve, demandé par plusieurs députés pour favoriser l’accès à la justice des victimes, n’est pas passé. « Nous avons refusé d’entrer dans une logique de l’établissement de la preuve par la société mère. Nous nous tenons à cette ligne », soutient Dominique Potier, assurant avoir été « profondément convaincu » par le « travail avec la Chancellerie, avec Bercy et avec toutes les parties prenantes » qu’il y a « matière pour les juges, avec le défaut d’efficience du plan de vigilance, à établir la chaîne des causalités et à rendre justice aux victimes ». « C’est la jurisprudence qui fera le travail ; cela prendra un peu plus de temps, mais je préfère une loi lente à éclore et ayant une portée à terme planétaire à une loi idéale qui ne verra jamais le jour dans notre hémicycle et qui ne sera jamais mise en œuvre ».
| La proposition de loi doit maintenant être examinée par le Sénat. Elle passera ensuite en seconde lecture à l’Assemblée, puis à nouveau au Sénat, avant la réunion probable d’une commission mixte paritaire qui, si elle échouait, entraînerait une troisième lecture, pour laisser le dernier mot aux députés. Dominique Potier a interpellé sur ce point le secrétaire d’État aux Relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen : « Nous savons quel écueil guette maintenant cette proposition de loi : celui d’une navette au rythme incertain. Les rapporteurs et tous ceux qui ont bâti ce projet de loi demandent instamment que la navette soit rapide et puissante ». Le texte exige la publication d’un décret en Conseil d’État, qui serait le « mode d’emploi du plan de vigilance ». Le député rapporteur a proposé que « le chantier soit ouvert dès maintenant ». |
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