Confidentialité des avis des juristes : "Nous restons battants et confiants"
D’abord l’avocat en entreprise, puis la confidentialité des avis des juristes… Ces deux dispositifs ont été rejetés par les députés lors de l’examen du projet de loi Macron en première lecture. Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE (Association française des juristes d’entreprise) et Denis Musson, président du Cercle Montesquieu, répondent aux arguments avancés par les députés et les institutions représentatives des avocats pour remettre à plus tard l’évolution du statut des juristes. Ils expliquent à nouveau leur mobilisation sans faille !
La confidentialité est-elle absolument nécessaire aux juristes d’entreprise ?
SF : La confidentialité est indispensable et de manière urgente. La France est le seul pays en Europe qui s’isole sur cette question. Aujourd’hui, nous ne sommes pas en mesure de délivrer des conseils à nos directions générales et opérationnelles de manière saine et sereine. Ces directions ont des relations plus ouvertes et simples avec un juriste anglo-saxon ou d’un autre pays européen, sans que les conseils juridiques délivrés n’encourent le risque d’être utilisés par des autorités administratives ou judiciaires en leur défaveur.
Pourquoi ce sujet ne passe-t-il pas ?
D. M : Dans un pays comme la France, la notion de concurrence internationale a du mal à être entendue. Ce n’est pas propre au sujet des professions du droit. Dans toutes les réformes que la France essaie d’entreprendre, l’argument de la compétitivité internationale est difficile à faire entendre à ceux qui n’y sont pas immédiatement confrontés et qui cependant pourraient rapidement en subir les conséquences. Ne nous mettons pas de freins pour faire valoir nos atouts. Car, rien n’arrêtera la concurrence internationale !
Les députés n’ont pas été convaincus et ont renvoyé les juristes à la pratique actuelle qui consiste à sécuriser leurs notes par le biais des avocats. Que peut-on leur répondre ?

SF : Lorsque nous choisissons un cabinet d’avocat ce n’est pas pour cela mais pour son excellence. Aujourd’hui, les juristes d’entreprise privilégient l’oral à l’écrit et ne peuvent pas rédiger librement leurs propos sans craindre qu’ils ne soient utilisés à l’encontre de leur entreprise. Je ne crois pas que les cabinets d’avocats se voient en simples « boîte aux lettres » pour des questions de confidentialité. En tout état de cause, in fine, les avocats ne seront pas requis mais les directions juridiques et les conseils délocalisés à l’étranger.
Un directeur juridique anglo-saxon à la tête d’une direction juridique française peut-il utiliser son legal privilege en France ?
D.M : Le legal privilege n’est pas actuellement opposable aux autorités françaises. Celui de l’avocat anglo-saxon, toujours inscrit dans son barreau d’origine, est en revanche reconnu partout ailleurs dans les grands pays de droit. Ainsi, toutes les notes qu’il produit pour son client interne qu’est l’entreprise bénéficieront, devant les autres juridictions nationales, de la protection du régime de la confidentialité.
SF : En France, que vous soyez anglo-saxon ou non ne change rien. Face à la non-reconnaissance du legal privilege, beaucoup de directeurs juridiques se délocalisent, eux-mêmes ou leurs équipes, à l’étranger.
Selon certains députés, le projet de loi Macron ne constitue pas le bon véhicule législatif pour mettre en place la confidentialité ? Qu’en pensez-vous ?
D. M : La confidentialité est pourtant au cœur de la compétitivité qui est le titre de la loi. Le futur projet « Justice du XXIe siècle » n’aura pas, a priori, la même finalité. 20 ans ont été nécessaires pour que le sujet atteigne le Parlement et de multiples rapports ont reconnu la nécessité de traiter ce problème. Le projet de loi Macron représente, aujourd’hui, une opportunité de trouver une solution.
S.F : Nous ne sommes pas prêts à entendre le message consistant à dire « abordons ce thème dans un projet de loi futur et une nouvelle législature ». Le projet de loi Macron qui parle de compétitivité est justement le bon véhicule pour traiter de ce sujet.
La confidentialité implique-t-elle l’émergence d’une nouvelle profession réglementée ?
S. F : La profession de juriste existe déjà. Le débat ne porte pas sur ce sujet. Aujourd’hui, les coiffeurs, les esthéticiennes, les masseurs sont des professions réglementées. Leur déontologie n’a pas généré autant de débat.
D.M : La confidentialité ne nécessite pas nécessairement un ordre pour l’administrer. S’il en faut un, ce que nous ne demandons pas, nos deux associations sont là : l’AFJE a adopté un code de déontologie sur un modèle européen auquel le Cercle Montesquieu a adhéré. Et nos associations vont assurer l’administration de ce code. Les assistantes sociales, par exemple, bénéficient du secret professionnel, elles n’ont pas d’ordre, et ne sont pas organisées en profession réglementée !
Dans un communiqué, vous avez invité vos membres à demander à leurs avocats de se prononcer par écrit en faveur de la confidentialité des avis des juristes. Pourquoi ?
D.M : Parmi les critères de sélection des avocats avec lesquels nous travaillons, il nous semblerait opportun et légitime – comme peut l’être celui de la diversité des associés d’un cabinet – d’inclure celui consistant à défendre aux côtés de la direction juridique l’intérêt de l’entreprise, la compétitivité des professions juridiques et la place du droit en France. Or, cet intérêt passe par la confidentialité des avis des juristes.

SF : Nous allons continuer à travailler avec les avocats qui nous estiment, respectent notre façon de travailler, et pensent qu’avocats et juristes font face au même problème au même enjeu qu’est celui de la compétitivité des entreprises françaises. Ce sont les entreprises qui génèrent du travail pour les deux professions. La première chose à faire est donc de sécuriser l’entreprise si nous voulons sécuriser nos métiers.
Avez-vous eu des retours positifs ?
S. F : Beaucoup de cabinets d’avocats nous font savoir qu’ils ne sont pas en accord avec les objections opposées par le CNB (Conseil national des barreaux) aujourd’hui et qu’ils comprennent la nécessité d’avancer.
D.M : Des centaines d’avocats nous disent être d’accord avec nous sur le sujet de l’avocat en entreprise ou de la confidentialité. Nous aimerions qu’ils puissent en témoigner plus formellement aux directions juridiques des entreprises qu’ils conseillent. Certaines directions juridiques d’entreprises étrangères qui opèrent en France, demandent à leurs avocats un tel engagement. Il ne semble pas que leurs conseils habituels en éprouvent une quelconque contrainte. Le partage de mêmes principes et intérêts nous apparaît comme le socle de la réussite du travail en commun entre les ressources juridiques internes et externes au service de l’entreprise. Sans oublier, d’ailleurs, que près de 50 % des juristes en France sont aujourd’hui des omis du barreau.
L’UJA (Union des jeunes avocats) a estimé que votre lettre s’apparentait à du « chantage ». Que lui répondez-vous ?
S. F : Si les jeunes avocats étaient pour l’avocat en entreprise, le problème de la confidentialité devrait aussi leur convenir. Nous cherchons à aider les entreprises sans faire de corporatisme. Peu importe la manière pourvu que cela soit efficace et pragmatique. Notre démarche a pour but de servir l’intérêt général et la place du droit français. Je pense que les jeunes avocats y sont aussi sensibles. Nous sommes les premiers pourvoyeurs de dossiers pour ces jeunes avocats et comptons le rester en travaillant de concert et dans un esprit de respect mutuel et d’objectif commun.
D.M : Elle était peut-être un peu provocatrice. Cependant, nous sommes 16 000 juristes d’entreprise en France, soit la seconde profession du droit de l’Hexagone. Nous ne manifestons pas dans la rue, nous ne bloquons pas les tribunaux, nous n’avons pas de forces de lobbying puissantes… Mais nous tenons à faire entendre notre voix au service de l’intérêt général auquel nous croyons !
Avez-vous un retour de la part du CNB ?
D.M : Le nouveau président du CNB [Pascal Eydoux, ndlr] s’est déclaré en faveur de l’avocat en entreprise. Je croirais encore davantage à la fermeté et à la sincérité de cet engagement, s’il proposait de le réintroduire dans le débat législatif qui a encore lieu ou soutenait, dans un premier temps, la protection de la confidentialité de nos avis. Dans l’attente de convaincre les membres du CNB de l’intérêt pour tous du statut d’avocat en entreprise.
Vous y croyez encore ?
S. F : Le cursus législatif du projet de loi n’est pas fini. Il va passer devant le Sénat. Nous restons battants et confiants. Nous verrons bien ce qu’il s’y passera ! Il y a encore 2 mois devant nous. Notre proposition est simple et pragmatique et ne nuit à personne. Elle répond aux enjeux de sociétés d’aujourd’hui.

D. M : Nous souhaitons dire au gouvernement qu’il reste courageux et continue à défendre l’intérêt général et celui des entreprises. Nous avons compris qu’il est peut-être encore trop tôt pour créer une grande profession du droit en France, comme elle existe dans la majorité des grandes démocraties qui nous entourent. Cependant, assurons au moins la confidentialité des avis des juristes afin de réduire, en partie, le déficit de compétitivité. Rationnellement, ce sujet ne peut pas être vécu comme dérangeant par les avocats car il ne les concerne pas. Pour eux, rien ne change…